Cette décision de Section du 19 novembre 2021 sera peut-être au recours pour excès de pouvoir ce que l’ordinateur quantique est à l’informatique : une révolution.
Ou comment sortir du couple binaire rejet / annulation [0;1] qui a façonné le contentieux administratif depuis plus d’un siècle pour lui adjoindre l’abrogation comme moyen subsidiaire, à raison de l’intervention de nouvelles circonstances de fait ou de droit. Et ainsi ajouter un peu de granularité aux décisions rendues.
Le cadre du litige
Le litige portait sur la liste établie par le conseil d’administration de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) des pays de provenance des demandeurs d’asile considérés comme d’origine sûrs.
L’enjeu est de taille puisque les demandeurs d’asile issus d’un pays d’origine sûrs voit sa demande traitée selon une procédure dite « accélérée ».
Ici, l’Association des avocats du droit d’asile notamment contestait cette délibération actualisant la liste des pays d’origine sûrs : face à une configuration géopolitique mondiale constamment changeante, est-il bien opportun d’apprécier la légalité d’un tel acte à la date de son édiction ? Quelles autres voies pourraient s’offrir au requérant ainsi qu’au juge ?
La décision
Le Conseil d’État y répond par quatre considérants magistraux, concis et didactiques :
Sur l’office du juge de l’excès de pouvoir :
Lorsqu’il est saisi de conclusions tendant à l’annulation d’un acte réglementaire, le juge de l’excès de pouvoir apprécie la légalité de cet acte à la date de son édiction. S’il le juge illégal, il en prononce l’annulation.
Ainsi saisi de conclusions à fin d’annulation recevables, le juge peut également l’être, à titre subsidiaire, de conclusions tendant à ce qu’il prononce l’abrogation du même acte au motif d’une illégalité résultant d’un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction, afin que puissent toujours être sanctionnées les atteintes illégales qu’un acte règlementaire est susceptible de porter à l’ordre juridique. Il statue alors prioritairement sur les conclusions à fin d’annulation.
Dans l’hypothèse où il ne ferait pas droit aux conclusions à fin d’annulation et où l’acte n’aurait pas été abrogé par l’autorité compétente depuis l’introduction de la requête, il appartient au juge, dès lors que l’acte continue de produire des effets, de se prononcer sur les conclusions subsidiaires. Le juge statue alors au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision.
S’il constate, au vu des échanges entre les parties, un changement de circonstances tel que l’acte est devenu illégal, le juge en prononce l’abrogation. Il peut, eu égard à l’objet de l’acte et à sa portée, aux conditions de son élaboration ainsi qu’aux intérêts en présence, prévoir dans sa décision que l’abrogation ne prend effet qu’à une date ultérieure qu’il détermine.
Appliquant le principe aux faits, le Conseil d’État précise ainsi s’agissant de l’Arménie (NB : la décision traite d’autres pays) :
s’agissant de l’Arménie, si les requérants invoquent la dégradation de la situation de ce pays depuis l’adoption de la délibération attaquée à la suite du conflit au Haut-Karabagh, intervenu en septembre 2020 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, il ressort des pièces des dossiers qu’un accord de cessez-le-feu mettant fin aux hostilités a été signé entre les belligérants le 10 novembre 2020, permettant la levée de la loi martiale en mars 2021 et une stabilisation de la situation politique avec la tenue d’élections législatives anticipées le 20 juin 2021. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que la situation dans ce pays se serait dégradée, depuis l’adoption de la délibération attaquée, dans des conditions justifiant qu’il soit mis fin à son inscription sur la liste des pays d’origine sûrs à la date de la présente décision.
Le Conseil d’État statue donc au regard des faits connus à la date du 19 novembre 2021 – non à la date de la requête – pour déterminer si l’Arménie doit être maintenue sur la liste des pays d’origine sûrs. Ici, la réponse est positive et la demande d’abrogation est écartée.
Les implications de la décision
Résumée en quelques points, la portée de cette décision pourrait être celle-ci :
- Principalement, le requérant doit saisir le juge de conclusions tendant à l’annulation (à effet rétroactif) de l’acte.
- Le principe selon lequel la légalité d’un acte dont il est demandé l’annulation s’apprécie à la date de son édiction est maintenu (les conclusions de la rapporteure publique avait évoqué de revenir sur ce principe, pour l’écarter).
- Subsidiairement, si les conclusions tendant à l’annulation de l’acte son recevable, le requérant peut lui adjoindre des conclusions aux fins d’abrogation (qui n’a d’effet que pour l’avenir).
- S’il entend écarter les conclusions tendant à l’annulation de l’acte, le juge étudie ensuite les conclusions tendant à son abrogation. Il statue en fonction des circonstances de droit et de faits telles qu’elles existent à la date de sa décision.
- Le juge peut prononcer une abrogation juridictionnelle de l’acte, ce qui est inédit et novateur.
Quant à l’incidence de la décision, elles sont nombreuses :
- Ces temps-ci, il était rare de déceler une décision favorable au requérant et non à l’administration #czabaj.
- C’est probablement le contentieux de l’urbanisme et plus précisément celui du PLU qui devrait être l’un des plus irrigués par les effets de cette décision. L’on pensera également au contentieux des droits sociaux.
- Demander à l’administration l’abrogation d’un acte si le délai de recours est expiré reste toujours possible. Dans ce cas, le juge est alors principalement saisi d’une demande d’abrogation.
- La décision a la même saveur que la saga des jurisprudences Béziers qui ont profondément modifié l’état du plein contentieux contractuel. D’autres nouveautés à suivre s’agissant du recours pour excès de pouvoir ?
On laissera le mot de la fin aux brillantes conclusions de Madame Sophie Roussel sous cette décision :
L’irréductible singularité du recours pour excès de pouvoir réside dans le refus du juge de se substituer à l’administration et dans le fait que cette voie de droit n’a besoin, pour exister, d’aucune base textuelle. Des fondements prétoriens de ce recours, qui vous donnent toute liberté pour l’adapter, et de la définition finaliste qui lui a été donnée – « assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité » – sourdent sa vitalité et sa capacité à se renouveler, afin qu’il continue d’être cette « soupape de sûreté » toujours ouverte.
Conclusions Mme Sophie Roussel, Rapporteure publique
CE, sect. cont., 19 novembre 2021, l’association des avocats ELENA France et autres et de l’association Ardhis : n° 437141.