Open bar pour les officiers, à l’eau claire pour les troupes ! Par un arrêt du 20 juin 2023, et par le prisme du traitement différent de situations différentes, la Cour administrative d’appel de Paris admet que les officiers généraux trinquent au vin dans les « salons ordinaires » qui leur sont réservés, tandis que les usagers des « salons ordinaires » rouillent à l’eau.
On sait que le Code du travail encadre la consommation d’alcool sur le lieu de travail. L’article R. 4228-20 du texte précise :
Aucune boisson alcoolisée autre que le vin, la bière, le cidre et le poiré n’est autorisée sur le lieu de travail.
Lorsque la consommation de boissons alcoolisées, dans les conditions fixées au premier alinéa, est susceptible de porter atteinte à la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur, en application de l’article L. 4121-1 du code du travail, prévoit dans le règlement intérieur ou, à défaut, par note de service les mesures permettant de protéger la santé et la sécurité des travailleurs et de prévenir tout risque d’accident. Ces mesures, qui peuvent notamment prendre la forme d’une limitation voire d’une interdiction de cette consommation, doivent être proportionnées au but recherché.
Un agent de l’état-major de l’armée de terre sur le site de Balard constate que les espaces de restauration fonctionnant en « self-service » ne proposent pas de boissons alcoolisées, alors que la consommation d’alcool est autorisée dans d’autres espaces, tels que les brasseries, les salons des hautes autorités et les salons ordinaires des officiers généraux.
Mécontent de cette différence de traitement, l’agent demande (sobrement) à la ministre des Armées l’adoption d’un règlement intérieur et une modification du contrat par lequel la société Sodexo Défense Services assure les prestations de restauration sur le site.
La Cour administrative d’appel de Paris est saisie et rappelle d’abord le principe d’égalité et ses tempéraments, notamment lorsqu’il s’agit de traiter différemment des situations différentes et pour un motif d’intérêt général :
le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que l’autorité administrative règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’elle déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un comme l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la norme qui l’établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier.
A rapprocher de CE, 10 / 9 ss-sect. réunies, 15 mai 2000, n° 200903, Lebon. ; CE, ass., 28 juin 2002, n° 220361, Lebon. ; ou encore récemment à propos de l’isolement des élèves pendant la crise sanitaire : CE, 10e chs, 26 juill. 2023, n° 457685.
À l’aune de ce principe, la réponse de la Cour dégrisera tout le monde, car selon elle, la différence de traitement se justifie par :
- 1. la fréquentation des lieux de restauration – « compte tenu de l’importance de l’effectif qui fréquente les espaces de restauration du site de Balard, qui est de nature à rendre plus difficile la politique de prévention des risques liés à l’alcoolisme, ces espaces de restauration et leurs usagers ne se trouvent pas dans la même situation que ceux des autres sites de moindre importance « . Soit, mais les politiques de prévention sont-elles réellement plus compliquées avec le grand nombre ?
- 2. un service à table – « il est possible de s’assurer que les boissons alcoolisées ne sont servies qu’en accompagnement d’un repas« . Et la Cour d’ajouter : « Les usagers des « salons ordinaires » ne se trouvent donc pas dans la même situation que ceux des espaces de restauration fonctionnant en « self-service », où le même contrôle est impossible. »
Tandis que le Code du travail vise à protéger la santé (que le repas soit pris à table ou en « self-service »), la sécurité (sans objet, sur des missions dites « intellectuelles ») et de prévenir les risques d’accident (qui est le même pour tous face à un clavier, officiers généraux ou non), la Cour et son raisonnement alambiqué ne parait pas qualifier sérieusement la justification d’une différence de traitement.
Ainsi, l’impossibilité de mettre en œuvre une politique de prévention des risques adaptée semble être érigée comme un pâle motif, le meilleur moyen de lutter contre l’alcoolisme étant probablement de ne servir autre boisson que l’eau.
Mais l’on sait aussi qu’une telle interdiction générale est délicate à mettre en œuvre et souvent censurée (pour un SDIS : TA Strasbourg, 6e ch., 9 mai 2023, n° 2100118 ; voir encore pour un règlement intérieur trop vague à propos de disposition « tolérance zéro alcool » CAA Nancy, 3e ch. – formation à 3, 6 mars 2018, n° 16NC01005).
Cela étant précisé, et tandis que l’interdiction de la consommation d’alcool apparaissait jusqu’alors étroitement liée aux missions confiées à l’agent (conduite, machine, hauteur, etc.), la décision de la Cour admet que ce « privilège » soit accordé eu égard à la position hiérarchique ce dernier. Ce que le texte se garde de prévoir.
Pour conclure :
…et approfondir le sujet : PREVOT Emmanuelle, « Alcool et sociabilité militaire : de la cohésion au contrôle, de l’intégration à l’exclusion », Travailler, 2007/2 (n° 18), p. 159-181. DOI : 10.3917/trav.018.0159. URL : https://www.cairn.info/revue-travailler-2007-2-page-159.htm
CAA Paris, 6e ch., 20 juin 2023, n° 21PA05992.